Mots de Christophe Passer a propos de la sortie du disque “Serenity”
L’éternel problème avec le jazz : pour appâter l’auditeur, il faudrait toujours faire référence à ce qu’il connaît déjà. Un sens mélodique un peu comme ci, un art du toucher au piano qui rappelle ça. Même le mot jazz est finalement ennuyeux, compliqué. Il fait peur à certains, il affecte quelque chose de vague, de trop joliment bleuté dans le décorum, un flou artistique.
Axiome premier, au sens grec d’une vérité indémontrable: il s’est passé quelque chose d’étrange et de miraculeux avec ce disque. Oui c’est du jazz, dans cette façon de faire cadeau d’une mélodie, puis de s’en éloigner en faisant des cercles, balade heureuse où l’on vous prend par la main, puis de revenir sur ses pas, une chaleur, une rencontre. Oui, c’est Thierry Lang, et l’on est tenté toujours de le ramener vers ses maîtres, un peu Chopin, beaucoup Bill Evans: les fameuses références, mais on en connaît de pires.


C’est le plus extraordinaire disque en trio de Thierry Lang et il faut vous expliquer un peu pourquoi. C’est un virtuose, Lang, musicien millésime 1956, Romont, canton de Fribourg, et il est ici au sommet de la virtuosité: il ralentit presque, il est comme dans une apesanteur essentielle, un astronaute et sa musique dans l’espace. Il ne joue jamais dans la tension, mais il s’y prend comme on toucherait de désir une femme. La femme, c’est son Steinway, bien sûr, ange glamour en robe fourreau noir qu’il fait danser quelque part sous les combles de son studio d’Ollon.
Axiome deux, au sens mathématique de la proposition: ils sont trois. Thierry Lang est d’abord en compagnie de son compère Heiri Känzig, le contrebassiste Suisse de New York ou Vienne, le New Yorkais (il y est né en 1957) de Lucerne ou Graz, dont la grande quatre cordes a croisé Art Farmer, Johnny Griffin, Richard Galliano, Billy Hart ou Betty Carter. On pourrait en citer trente autres. Känzig et Lang se (re)connaissent depuis 20 ans. On n’est plus dans l’accompagnement, dans la seule ligne de basse, quand ils sont ensemble. Cherchez plutôt les mots côté fraternité, écoute, tendresse: c’est ça que l’on entend sur ce disque.
L’autre complice, c’est Andi Pupato, 1971, zurichois. Lui aussi peut afficher des collaborations qui vont de Mich Gerber au chanteur Marc Sway, de Michael von der Heide à Shirley Grimes. Il est incroyable, Andi, sur ce disque; il agrandit les thèmes comme on agrandirait une maison. Il fait de la place, il ouvre en grand les fenêtres, fait venir la lumière partout, soleil, il indique des horizons d’une cymbale, d’un frottement, d’une rythmique inédite.

On en est là, lorsqu’ils commencent à jouer. «Ellen David» est une partition de Charlie Haden et ça devrait suffire à faire envie: une merveille de lyrisme, d’intelligence, d’émotion forte. Quand ils débouchent sur «Serenity», troisième plage, signée Lang, on a compris. Un drôle de serrement de gorge prend, ça ne vous lâchera plus. Cette décontraction dans la concentration, l’épure, la mélodie comme les chansons venues de l’enfance, un tapis volant. Tout semble fluide, simple, alors que les harmonies sont d’une subtilité miraculeuse. Sur «Mother», vous pleurez un peu, c’est pas grave, c’est bien, c’est doux. Comme quand elle faisait un gâteau aux pommes. Sur «Private Garden», vous swinguez, vous riez en larmes. Sur «Novembre», le dernier titre du disque, encore du Lang, mais jamais joué en trio, ils sont déchirants, à la fois dans l’amour et la flamme. C’est sublime. Vous la remettez plusieurs fois de suite.
Axiome trois, au sens épistémologique de la vérité évidente: pour appâter l’auditeur, lui dire que «Serenity» est une musique qu’il n’a jamais entendue. Lui dire qu’il n’en sortira pas indemne, qu’il se sentira comme porté par elle, qu’il aura le sentiment rare de les avoir rencontrés, Lang, Känzig, Pupato. Et que ce partage donne force et courage, sinon la musique ne sert à rien.

Thierry Lang – Piano
Heiri Känzig – Contrebasse
Andi Pupato – Percussions